Bleu blanc blues

NOUGARO

  BLEU, BLANC, BLUES

 

Depuis trente ans qu'ils entendent (t)rimer le troubadour du Swing, les descendants de Monsieur Jourdain écoutent du jaxx sans le savoir. Mais dans son nouveau disque, Nougaro affiche les couleurs : avec Vander, Michelot et Lubat, il signe le manifeste du blues à la française.

« Je suis un nègre grec... quelque part entre Platon et Armstrong » : comme autoportrait, ce serait suffisant. Il y a chez lui un amour excessif du verbe qui vient à la fois de l'Age des théâtres de pierre, et de la scène à ciel ouvert du griot. Claude parle, à quelques notes près, comme chante Nougaro. Dans ses phrases, la passion domine l'em­phase, la décision du son s'excuse par la précision du sens. Qu'il s'écoute par­ler, et le simple plaisir de la palabre quotidienne ressuscite de ses cendres un art oratoire perdu : celui de l'érudit provincial, aujourd'hui corrompu par l'appauvrissement du vocabulaire et la banalisation de l'accent. Sans rîme ni raison, sans l'onanisme du bavard, Nougaro le poète n'existerait pas. Pourtant, dans ses premiers disques, le naturel affecté du crooner glisse un peu lâchement entre les aspérités de sa voix. Les syllabes s'apostrophent à la pari­sienne, l'auteur inspiré d'« Une petite fille », du « Cinéma », de « Marilyn » et de « Cécile » hésite à vaincre sa pudeur pour rouler dans sa voix les rocailles de la Garonne. Mais tandis que défilent les années soixante, la fonction recrée l'organe : ses cordes vocales se dénudent, se dénouent, il découvre après les Double-Six l'algè­bre des consonnes, l'équation qui fait swinguer la langue de Voltaire ! Et comme par hasard, c'est dans « Arms-trong » (1965) que l'on entend pour la première fois, dans toute leur crudité, le timbre et la diction du véritable Nou-garo. Entouré de Portai, de Guérin, de Pierre Cullaz et déjà de Maurice Van-der, il échappe à l'orbite confortable de Michel Legrand pour suivre la tra­jectoire capricieuse d'un troubadour au rythme de son siècle. Les borboryg-mes préhistoriques et futuristes d'Eddy Louis en feront même un « chanteur à claquettes », qui trouvera le plus clair de son inspiration dans les syncopes du jazz. Le petit taureau fonce tête bais­sée dans l'arène du swing, mais avec des passes de toréador. Il évite en vir­tuose les pièges de l'adaptation. Ses qualités — suspense, richesse de la lan­gue — et ses défauts — redondance, rimaille facile — donnent une authen­ticité indiscutable à son interprétation des standards : « A Bout de Souffle », « Dansez sur moi », « Saint Tho­mas », « Le Chat », « Autour de Minuit »...

Car Nougaro ne chante pas du jazz, il chante le jazz. Faute d'appartenir aux héros du Blues, il en est le héraut. Son nouveau disque « Bleu, Blanc, Blues » vous dépeindra mieux que moi les cou­leurs de son étendard !             G.A.

Inutile de se déchausser pour pénétrer dans la « mosquée » de l'Avenue Junot ! Autour du paisible patio cir­culent les ombres familières et les pas­sagers plus ou moins clandestins de cette demeure presque abbatiale, chef-d'œuvre de l'urbanisme montmartrois. L'ancien atelier de sculpteur ressemble à une nef, et tandis que l'officiant — Maurice Vander — y fait ses dévotions sur l'autel de Pleyel, Nougaro a l'al­lure et les mimiques d'un chantre... la même voix que sur scène, mais assour­die, les mêmes gestes, mais raccourcis. A cette solennité un peu glaciale, il pré­fère visiblement la tiédeur lambrissée de la cuisine, dont la fenêtre s'ouvre sur les cascades fossilisées de la Butte. La discothèque, l'électrophone, y joux­tent le buffet, la cuisinière et le frigo : Coltrane, Basie, Stevie Wonder, Sarah Vaughan, Marvin Gaye... et bien sûr Nougaro sont à portée de la main comme le poivre et le sel. Au premier verre de Sauternes, la rete­nue professionnelle s'évanouit dans l'intimité de la pièce. Et nous savons déjà que nous avons gagné un copain : derrière lui, c'est Bill Evans qui joue : « We Will Meet Again »...

Jazz Hot : les musiciens - surtout amé­ricains - disent souvent que la langue française ne swingue pas... Claude Nougaro : billevesées ! ! ! Je suis là pour chanter le contraire. J'ai lu dans le numéro - sublime - du cin­quantenaire de Jazz Hot, une interview de Gainsbourg qui m'a beaucoup inté­ressé - car Gainsbourg m'intéresse beaucoup : il y disait que notre langue est gutturale, qu'elle ne swingue pas. Ce n'est pas la langue française qui ne swingue pas, c'est Gainsbourg ! J. H. : même à sa «grande époque » ? Cl. N. : non, c'est derrière que ça swin­gue. Ce n'est pas un chanteur, Gains­bourg, il ne sait pas ce que c'est que le swing : il n'y a qu'à le voir bouger... il bouge admirablement pour lui, mais pas pour le swing. Par contre, il a le sens  littéraire  du  rythme et  de  la

mesure. Mais pour en revenir à la question, Gide disait de la langue française que « c'est un piano sans pédales ». Ça allait bien à Gide, d'ailleurs, comme définition ! Eh bien finalement, Mon­sieur Gide, je suis désolé mais je viens pour vous recolorer le chinois. Car ma langue, c'est mon patois : je suis un J petit sarrazin cathare qui a pris la lan­gue française au collet, à la gorge, et j qui l'a plongée dans la piscine afri­caine. Parce que d'abord, un vrai poète, comme Victor Hugo, c'est un grand rythmicien. Il est faux que Vic­tor Hugo ait dit : « défense de dépo­ser de la musique le long de mes vers »... ou alors il s'adressait à des coquins de la musique, mais Hugo n'aurait pas hésité devant un opéra-jazz ! D'ailleurs Audiberti, dans la pré­face qu'il avait écrite pour mon premier disque, écrivait : « Victor Hugo aimait le jazz... qui sait... peut-être. » Ses « Odes et Ballades », ses « Djinns », ça swingue et de plus, syntaxiquement c'était un homme de cinéma, un visionnaire,, le Fellini rimeur et religieux de la langue fran­çaise. Alors qu'on ne prétende pas que cette langue ne swingue pas : rien ne lui est impossible. Il suffit simplement de lui donner un peu d'haleine fraîche, de bouche à bouche, et non pas la fétide haleine des intellectuels à la gomme, des desséchants, des dessé­chés, de ceux qui ne travaillent que sous le béret, à la baguette, dans le bocal ! Car les Français sont très doués du bocal, mais au point de vue du cul... ils pètent. Pour ce qui est de le remuer...

  1. H. : tu prêches la langue française comme un « converti »... Cl. N. : exactement. Je me suis con­verti à la langue française et d'ailleurs, je n'ai pas eu de mal : elle a été ma seule compagne, ma seule galette mentale.
  2. H. : tu parles l'occitan ? Cl. N. : pas du tout. Mes grands-parents paternels, qui m'ont élevé dans les faubourgs de Toulouse, étaient tous deux profondément occitans, mais ils se faisaient un devoir, puisqu'ils étaient devenus citadins, de bloquer, d'annu­ler le patois qui était devenu pour eux la langue d'un tiers-monde intérieur. Ils m'ont fait passer le patois pour une langue de péquenauds, alors qu'il s'agissait d'une langue noble, qui a chanté magnifiquement dans la voûte palatale des troubadours et des bala­dins de l'amour courtois. Courtois... l'amour courtois... tu entends, Gains-bourg ? Il n'a qu'un thème, Gains-bourg, c'est l'érotisme, une fois pour toutes...
  3. H. : mais tu en joues toi-même, de l'érotisme ?

Cl. N. : un peu que j'en joue ! D'ail­leurs j'écris des chansons sur le cul qui peuvent faire se lever le cul à Gains-bourg. Mais quand même, dans le cul, pour moi, il y a la neige de la femme. Je suis encore et toujours, un occitan cathare : la neige de la femme, le flo­con de la femme, le flacon de la femme...

  1. H. : lorsque tu as entrepris de faire swinguerla langue, avais-tu des modè­les ? Tu t'intéressais à ceux qui s'y étaient essayés avant toi, comme Trénet ?

Cl. N. : Trénet, ce n'était pas le jazz, mais le « fox-trot » : il ne swinguait pas, il fox-trottait ! Mais on peu swin-guer Trénet car sa prosodie est admi­rable de mise en place. Non mes modè­les, ce furent mon père, et Armstrong. Alors que dans l'opéra, on ne compre­nait pas une broquille du français, avec mon père, la phrase, le phrasé s'arti-

culaient dans toute leur plénitude de son et de sens. Il a été, réellement, mon chanteur préféré... J. H. : ton premier « chanteur de blues »...

Cl. N. : c'est cela : feeling de mon père à travers Puccini et Verdi, Rigoletto et les Pêcheurs de Perles, c'était extraordinaire.

  1. H. : quand tu vivais à Toulouse, enfant et adolescent, tu fréquentais le milieu de l'opéra ? Cl. N. : pas du tout. Mes parents m'ont largué, parce que mon père, tout jeune, avait une femme italienne, qui est devenue sa mère, et ils m'ont aban­donné dans les bras de mes grands-parents tandis que mon père traçait sa route entre les bosses de Rigoletto et les précipices de Scarpia : un père mythique et une mère absente... donc me voici dans un faubourg pauvre de Toulouse, en train d'aller faire caca dans les cabinets avec la porte en bois, et les radis pas loin. Avec les Espagnols de la Révolution, on se cassait la gueule : c'était un petit « West Side Story » du pauvre. J'ai donc vécu cette espèce de misère dans ma propre patrie : avec en fond l'opéra mythique, l'absence poignante de la vie qui est toujours ailleurs - la vraie vie est tou­jours ailleurs - sauf quand elle est là, dans les bras de Joào Bosco, par exem­ple. Et quand j'ai entendu pour la pre­mière fois « Moonlight Sérénade » de Glenn Miller, dans le petit poste de TSF qui se trouvait sur le buffet en bois de ma cuisine rouge des faubourgs de Toulouse... Alors là, le petit écolier que j'étais, avec ses croûtes et ses doigts tâchés d'encre, a commencé d'être pris d'une nostalgie mystérieuse, comme si mon pays, mon vrai pays venait de passer dans le ciel. Voilà la première image que je me suis faite du jazz : une soucoupe chantante, scintil­lante, qui passe dans la nuit... et moi

je la regarde comme dans « Amar-cord » de Fellini, les pêcheurs, sur la mer, vont voir passer ce paquebot constellé de luxe qui traverse le mystère de l'existence. Le jazz, pour moi, c'était le luxe de ma misère. J. H. : c'était aussi l'Amérique ? Cl. N. : oui, ca venait d'Amérique, et quand j'étais gosse, je faisais des rêves sur New-York. C'était une ville rouge et déserte.

  1. H. : à Toulouse, il y avait déjà un milieu qui aimait le jazz et qui le vivait...

Cl. N. : oui, mais je ne l'ai pas connu. Moi, je rôdais comme un orphelin, je n'avais pas d'amis, sauf ceux du col­lège de Sorèze, dont je me suis fait chasser, renvoyer une fois de plus. Et puis je vivais mes études, et j'étais allumé par le français : mon rapport à la vie, c'était les poètes. Et le jazz. Donc je chantais dans les cours de récréation. J'étais chanteur de jazz à Sorèze : j'avais quinze ans et des bou­tons, les ongles un peu noirs, et je chantais. Je faisais un show... J. H. : mais tu n'es devenu chanteur professionnel que vers l'âge de trente ans ?

Cl. N. : oui. Avant, j'ai fait du jour­nalisme, un peu partout. C'est à Constantine, avant les « événements », que j'ai compris que je n'étais pas fait pour cela. Je me voyais fait pour la littéra­ture. Je me disais : le Baudelaire nou­veau est arrivé. Et je suis arrivé à Paris comme le candide et l'innocent du vil­lage que je suis profondément, avec un seul but... profession : poète maudit ! Je patrouillais par séquences autour de Saint-Germain-des-Prés, mais toujours comme un chien qui rôde autour du campement. Paris, pour moi qui adore les mythes, qui suis un mythificateur et non un démystificateur, c'est la ville mythique, c'était alors la capitale de l'esprit, où j'allais rencontrer les fan­tômes rayonnants de mon adolescence. J'ai toujours été un exilé, même à Tou­louse. Mes racines à moi, elles sont à l'envers, c'est comme des radars. Parce que je suis au carrefour de mon père - le Sud-Ouest profond, sarrazin pay­san, - et de ma mère italienne, donc exilée elle-même déjà : les problèmes actuels de l'immigration, je les ai bien connus à travers ce couple, car la famille de mon père voyait d'un très mauvais œil qu'il épouse une petite italienne.

  1. H. : tu es resté profondément mar­qué par l'opéra ?

Cl. N. : oui, au fer rouge : l'opéra, c'est le tragique absolu, c'est comme une arène, un rituel. Et quand mon père est devenu le premier baryton de l'Opéra de Paris, j'ai fréquenté les cou­lisses de ce temple Inca du lyrique, et mes sacrés qui allaient mourir en scène à travers un contre-ut... J. H. : les autres monstres sacrés, c'étaient ceux du jazz ? Cl. N. : surtout Armstrong. Quand j'avais douze ans, j'écoutais les émis­sions de Hugues Panassié à Radio-Toulouse. Quand je me mettais à dan­ser devant le buffet et que ma grand-mère arrivait, elle me disait : « tu fais la danse de l'ours ? Moi, j'en fais autant avec des casseroles. » Adora­ble ! Et elle, elle chantait du Berlioz à coups de chorales, car à Toulouse, il y avait des chorales dans chaque quartier...

  1. H. : mais ce n'est qu'à Paris que tu as rencontré, en chair et en os, des musiciens de jazz ? CI. N. : j'ai d'abord rencontré un vrai musicien créateur, passionné de jazz : Michel Legrand. Et grâce à lui, j'ai eu la chance de connaître Eddy Louiss quand il avait 19 ans, et Maurice Van-der à 25 ans. Ensuite, tu peux dresser la liste de tous ceux qui comptent dans le jazz français : ils m'ont tous accom­pagné... Roger Guérin, Yvan Jullien, Bob Garcia, René Thomas, Elek Bac-sik, Michel Portai... Mais le milieu des puristes du jazz m'a très vite emmerdé, à cause de cet esprit protestant, du puritanisme des mecs qui ne bandent même pas sous la bure, parce qu'ils se prennent pour des mes­sagers alors qu'ils ne sont que des éco­liers parfois laborieux. Moi, j'aimais aussi les crooners comme Jean Sablon, ou Bob Martin qui a chanté longtemps au Bilboquet, à la manière de Sinatra. Et bien sûr, Edith Piaf, que n'aimaient pas tellement les « jazzeux » : jazzeux, ça veut dire bouseux... c'est pour cela

qu'ils font des bœufs d'ailleurs, qu'ils font des bouses ! Les musiciens de jazz croyaient appartenir à une aristocratie qui est fortement remise en question, de la plus belle des façons : on s'aper­çoit de l'étendue de la beauté du jazz, enfin le jazz s'incarne, et Dieu sait que nous ne sommes pas une patrie faite pour le recevoir... toujours à cause de cette forme de préhension purement cérébrale qu'ont les Français : tout dans le bocal... et rien dans le calbot ! Je voudrais quand même citer, à tra­vers cette évocation un peu « trouée », la silhouette blanchâtre, ambiguë, vénéneuse, et néanmoins sympathique de Jimmy Walter. C'était un de ces juifs détraqués, extraordinaires, qui a été mon premier contact dans ma soli­tude parisienne : un jour j'ai osé fran­chir le seuil d'une boîte, et il y avait ce pianiste de bar, qui jouait pendant que les autres buvaient, que les femmes fai­saient l'amour avec la bouche... je me suis donc assis à côté d'un mex qui jouait du cha-cha-cha. C'était quand même lui, parmi d'autres, qui faisait les musiques des chansons de Boris Vian.

  1. H. : tu as donc écouté Vian ? Cl. N. : bien sûr, et puis c'était un per­sonnage, et je l'ai rencontré : impos­sible d'oublier le regard de Vian, un regard d'une beauté sublime. Il était austère, avec un humour un peu funè­bre. C'était un homme de verre, très fragile. Il savait qu'il habitait du cris­tal. Je l'ai vu chanter, il mourait de trac. Pour chanter avec sa voix dégueu­lasse, il était allé trouver un professeur de chant classique : pour chanter ses histoires de bouchers et de déserteurs, il se faisait des exercices, mi mi mi-a, dans les coulisses des Trois-Baudets, du temps de Canetti. Déjà qu'il avait le teint vert pâle, quand il arrivait en scène il devenait verdâtre de peur. Et il se faisait siffler, mais il ne bougeait pas, et comme un dandy suprême et superbe ayant payé ses cours de chant, il effectuait son « tour de chant », héroïque
  2. H. : mais toi-même, tu n'as jamais étudié le chant ?

Cl. N. : un peu avec ma mère, par imprégnation, par osmose. Ensuite je leur ai dit : « votre chant classique, j'en ai rien à foutre, moi je veux faire... chanson ! » Mon père me disait que j'avais une voix « de piano qui coule » et finalement, si je chante, c'est pour l'attendre au tournant. Je crois que toute question que l'on peut poser entre hommes, ça commence par le père et la mère. Mon père m'a appris le chant. Et ma mère, elle m'a appris Fauré. Alors j'étais dans la « forêt » de ma mère comme un petit poucet qui semait des cailloux blancs derrière ses petites culottes vertes... fort adora­bles ! Mais je ne suis pas digne de

narines ont été poinçonnées par les odeurs du maquillage de ces monstres chanter Fauré : il faut d'abord arrêter de fumer, devenir vraiment un instru­ment vocal ; mais je pourrai peut-être, un jour, chanter Fauré accompagné par Maurice Vander. Ce serait formidable !

  1. H. : c'est Armstrong qui reste en tête de tes préférences ? Cl. N. : et aussi Nat King Cole, sur­tout en trio, quand il s'accompagne lui-même au piano. Et puis les chanteurs de Basie : Jimmy Rushing, Joe Williams.
  2. H. : tu aimes aussi beaucoup le Blues et les Spirituals... Cl. N. : oui, le premier choc que j'ai reçu, j'avais douze ans, c'était Bessie Smith. Et ensuite, ce fût Mahalia Jack­son. Elle, c'est la Maîtresse, la Piaf du Gospel. Ca, c'est ma musique : une musique religieuse et sensuelle en même temps. C'est indissociable, et quand l'autel de l'église devient l'hô­tel de passe, ça fait... Billie Holiday. J. H. : ton premier disque est sorti en 1962, la même année que le premier album des Double-Six. C'était impor­tant pour toi ?

Cl. N. : évidemment, j'ai baigné là-dedans, puisqu'Eddy Louiss en faisait partie, que je connais intimement Mimi Perrin et que son fils a été mon per­cussionniste pendant cinq ans. Ce qu'ils ont fait avec la langue française est passionnant. A un tel degré de tra­vail et de précision, ça devient épilep-tique. Mimi Perrin a maîtrisé l'épilepsie...

  1. H. : parle nous de tes rapports per­sonnels, affectifs, avec les musiciens qui t'accompagnent... CI. N. : au départ, quand je me suis fais escorter par ce jazz-band velpeau des jazzmen, je n'étais pour eux qu'un employeur : il fallait bien bouffer, et je les payais relativement bien pour l'époque. On était tous les quatre à sor­tir l'orgue Hammond du camion, avec en guise de sono des espèces de sarco­phages ! C'était un peu... « Lazare, couche-toi-là ! »

Je voudrais encore citer un nom qui m'est cher parmi les musiciens français de jazz : c'est Aldo Romano. Il m'a beaucoup apporté c'est un frère fris­sonnant. C'est un seigneur, il est très « racé »... c'est un vrai rital. Et quand il est assis, à trois heures du matin, avec quinze bières autour et sa guitare dans les bras, il me roule des yeux comme des spaghetti divins. J'ai écrit beaucoup de chansons avec lui, car c'est un mélodiste rare et il fait partie des grands personnages dont je suis devenu l'ami... Il y a aussi Jean-Pierre Mas, qui pourrait être le Toulouse-Lautrec des claviers : ce n'est pas un « jazzman », c'est un type qui chante sa propre mémoire du piano, et c'est un homme exquis, d'un humour poé­tique infernal. J. H. : tu as repris une tradition très

ancienne dans la poésie française, et qui est surtout fondée sur le jeu de mots, le calembour mais avec une dimension surréaliste... Cl. N. : disons occuliste de la prunelle des mots « sur l'écran noir de mes nuits blanches »... chaque gosse qui s'est branlé en pensant à une femme ne peut qu'être touché par l'évidence de cette équation. Qui a-t-il de plus dépouillé, de plus réaliste ? Breton, je n'ai pas eu l'honneur de le connaître, mais si je le rencontrais, je me courbe­rais un tout petit peu pour lui passer un disque de Duke Ellington ! Les poè­tes sont tellement prisonniers de la lan­gue qu'ils passent à côté de la musique. Se contentant avaricieusement de celle des mots. La plupart des musiciens que j'ai connus passent tout à fait à côté de mes paroles...

  1. H. : tu es très attaché à la richesse delà rîme. Beaucoup de gens trouvent cela désuet, ou même ridicule... (der­rière, on entend « Rîmes », chanson qu'il a écrite avec Aldo Romano).

Cl. N. : celle-là, je l'ai faite avec Aldo... c'est une des grandes mélodies du siècle, et je la chante tous les soirs... accompagné à l'accordéon par Bernard Lubat qui se branle les poumons ! Pour moi, les mots, c'est comme un sac de billes : il y en a des en verre, en agathe et en terre. Je joue aux billes avec les mots. Ce sont aussi des piles électriques, des silex qui font du feu. Je ressens les mots comme un chat res­sent les oiseaux. Alors je les guette, je fais patte de velours, je sors mes grif­fes et je les bouffe. Je fais de grands repas de mots. Audiberti écrivait à Jean Paulhan : « pour moi la poésie, c'est d'ordre excrémentiel »... cette phrase extraordinaire m'a frappé, et en effet, quand je vais au cabinet, que j'appelle le bureau, c'est avec de la lec­ture. Et là, sur le trou, je mange des mots et me vide les tripes, anus déployé et bouche ouverte... lavement mental, et organique. Pour moi les mots sont cette même matière dont nous sommes incarnés, et l'homme a pour mission d'en faire de l'esprit. Ce qui est obli­gatoirement d'ordre éthique et moral. Par la suite, nos rapports sont devenus avant tout affectifs, surtout avec Mau­rice Vander que je place en premier parmi les musiciens que j'ai rencontrés. Avec lui, nous nous sommes aimés, nous avons des relations d'ordre pas­sionnel ; c'est pourquoi au bout de 17 ans d'union, nous avons craqué, divorcé avec pertes et fracas... abrupt... réglé ! Boh... cinq ans ont passé et me revoilà dans les doigts de Maurice Vander, et dans ses doigts il a ma voix. C'est un rapport que je pourrais qualifier carrément de desti­née. Seulement avec une femme, tu peux t'engueuler, tandis qu'avec les amis il faut tenir le cap très fermement, il faut se défoncer les neurones de l'âme. Avec mes musiciens, nous pas­sons notre temps à nous bouleverser, nos relations sont absolument liées à l'émotion ; ce sont les moment les plus hauts, les larmes, mêlées de rire. Et parfois, en sortant de scène, à travers notre sueur, on se regarde avec des yeux comme des billes qui brillent. Entre Maurice Vander et Eddy Louiss, au début, j'ai eu des rapports antago­nistes : pendant que je chantais, ils se livraient un combat à tour de chorus. Eddy, il appartient à ma chair, c'est un monstre, un patron, un maître. Il m'a inspiré cette chanson, « C'est Eddy », sur une musique de lui, où je le vois dans un aquarium, comme le capitaine Nemo avec ses grandes orgues. Nos chemins de concerts se sont croisés récemment, et il est arrivé accompagné de son orchestre actuel que je connais bien. Il se découpait comme un colosse boursouflé devant un horizon désert. Je vois chaque malice qui passe dans ses yeux, et je me dis que je suis encore plus vicieux qu'Eddy ; que par vice je suis plus forcené que lui vers la pureté. Les artistes sont des ouvriers de l'in­fini : être artiste, c'est avoir un compte à régler avec soi-même, constamment remettre la pendule très précisément à l'heure, avec ce qu'on sent qu'il y a de plus profond dans sa vie. On ne serait pas un artiste si l'on n'était pas un homme capable d'être bouleversé par une femme, par deux femmes, par trois femmes, par un père mythique, par une mère lointaine comme une étoile par le quartier, par toute cette mémoire enfantine, parce qu'on est tous des vieux-enfantins...

  1. H. : c'est un peu le message d'Ar­taud : quelqu'un qui te touche beaucoup ?

Cl. N. : il m'effraie, parce qu'il est trop malheureux, et puis je sens que je peux devenir fou comme lui. Mais c'était un type adorable, j'aurais eu envie de le protéger, d'être son garde du corps. C'est un traqué métaphy­sique.

  1. H. : le contraire de Queneau... Cl. N. : lui, je l'ai connu dans la gorge de Mouloudji. C'était un parolier extraordinaire mais il n'a pas rencon­tré sa musique. C'était un de ces drui­des à serpe d'or qui allaient cueillir le gui dans le dialecte français. Moi, si tu me mets devant des « chiffres et des lettres », je vois « abracadabra » et je suis incapable d'organiser un mot qui fasse « phoque » !
  2. H. : tu n'aurais pas envie de mettre en musique d'autres paroliers ? Cl. N. : pour l'instant, je n'ai envie que de me mettre en musique moi-même... avant de me mettre en silence. Je suis quand même un chanteur, c'est-à-dire un boxeur du lexique. Je n'ai pas un micro dans la paume pour foutre quinze tubes à la ligne et point-virgule. Je me dépense, je dépense beaucoup

d'une énergie terrible dont je suis habité pour faire chanter mon peuple à moi, ce peuple invisible qui parle der­rière ma poitrine : c'est ça le thème de « Bleu, Blanc, Blues » : « Sur l'hymne national de ma peau - J'ai hissé les cou­leurs de mon drapeau... J. H. : que penses-tu d'un chanteur comme Michel Jonasz, qui essaye lui aussi de se rapprocher des musiques noires ?

Cl. N. : le mot « essaye » est un mot pervers, je trouve. Mais j'ai quand même un petit sourire de dérision quand il apparaîtrait maintenant que le premier en France qui chante le blues, le jazz et le swing c'est Jonasz. Bref, Jonasz bénéficie de la mode jaz-zante et il le mérite car c'est un vrai chanteur, qui écrit de vraies chansons. Et un homme très fragile, étant fragile moi-même, je le ressens. J'ai beaucoup d'estime pour lui. Par contre, Maurice Vander, « la Boîte de Jazz »... ça le fait chier ! Pour nous, les boîtes de jazz, c'est devenu comme des abris anti-atomiques : vous pouvez entrer... mais casqués. Les boîtes maintenant, c'est descendre des marches biscornues pour être précipité dans une espèce de détention ; on n'attend plus que Louis XI ! Alors moi, en tant que Cardinal de La Ballue, je m'esquive. Ce n'est pas quand on prononce les mots jazz ou blues que l'on est con­vaincant, c'est quand on n'a pas besoin de les prononcer mais qu'on les respire avec des oreilles feuillues comme des poumons.

  1. H. : tu te distingues actuellement de presque tous les autres chanteurs en choisissant un accompagnement sobre, entièrement acoustique... Cl. N. : ce n'est pas délibéré : je ne néglige pas du tout, en tant que créa­teur, la nouvelle palette instrumentale qui s'annonce à travers les synthéti­seurs. Maintenant, les synthés, c'est encore le Nautilus ; ils attendent leur capitaine Nemo ! J'adore Weather Report, parce que ça swingue. Je vou­drais même m'en servir pour un chant, c'est tellement vaste... on verra. De toute façon, quand on parle de jazz, il ne faudrait pas oublier que j'ai été, je suis l'interprète de Rollins, de Neal Hefti, de Baden Powell, de Quincy Jones, d'Ellington, de Gillespie, de Monk, de Nat Adderley de Don Byas... Que voulez-vous de plus? Faut-il que je vous montre mes papiers ? Mes papiers à musique ? propos recueillis par Gérald Arnaud, avril 85)

 

 

WONDERFUL

il y a trente an» aussi

que Nougaro profite

du talent et de

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Maurice Vander t l'un de»

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et personnage truculent.

 

 

En même temps que « Bleu, Blanc, Blues » vient de sortir « Vander/ Michelot/Lubat » (OWL 039/OMD). Les deux disques auraient pu faire, assez logiquement, un double-album vocal/instrumental, d'autant que le trio reprend à son compte douze des thèmes favoris du chanteur, qui pré­face la pochette d'un bref poème à la louange de ces trois musiciens d'excep­tion. Ainsi le coq s'abstient de chan­ter pour remettre la pendule à l'heure, et nous permet de restituer à sa juste place le grand art de Maurice Vander, un des meilleurs pianistes de jazz euro­péens, tombé dans un oubli relatif depuis la fin des années soixante. Il faut dire que l'infidèle s'est un peu écarté, durant cette période, de la scène du jazz. Absence que Nougaro nous commente avec sa truculence habi­tuelle : « Maurice, c'est un félin nimbé tout à la fois d'autorité et de solitude ; il fait tout, alors les jazzmen les plus puristes le traitent comme une brebis galeuse. Mais pendant qu'eux s'em­merdaient à trente sacs par soir dans leurs trous, lui allait au Japon payé comme un vraipro. Car Maurice, c'est avant tout un professionnel. C'est pen­dant l'occupation que Maurice Van­der, alors adolescent, fils et frère d'ac­cordéoniste, découvre Art Tatum en écoutant la seule émission radio de Panassié qui ait échappé à la censure nazie. Il débute sur le piano du pau­vre, tout en apprenant celui du riche... Son premier disque favori : l'extraor­dinaire « Jack The Bellboy » de Hampton et Nat King Cole (RCA). A la libération, il découvre très vite ceux de Garner, et surtout de Parker et Dizzy. En même temps, il assiste tous les samedis aux générales des concerts classiques (nouveau coup de foudre, pour un tout autre Maurice : Ravel). Il remplace Bernard Peiffer au pitto­resque « Be Hop Club » (sic) de la rue de Lappe... Puis c'est le Club Saint-Germain, où il rencontre Masselier, Fohrenbach, et accompagne Django, Don Byas, Roy Eldridge et bien d'au­tres. Après un séjour rocambolesque à Tahiti avec Bobby Jaspar et Bernard Hullin, il traverse à Paris ce qu'il appelle des « années glauques ». Mais il se reprend, et fait partie dans les

années cinquante de la plus prestigieuse génération des pianistes français : les autres se nomment Solal, Peiffer, Urtreger, Fol, LeSénéchal. Une bande de copains où sévit une rude et saine émulation : « On se tirait plutôt la gueule entre mecs de styles différents, mais moi j'étais à l'aise avec tout le monde ! » Nouveau voyage, au Moyen-Orient cette fois, avec la chan­teuse Maria Vincent. Puis c'est « le rush du microsillon » : « On enregis­trait n'importe quoi avec n'importe qui ! » Et les interminables jam ses­sions dans les boîtes : « C'était la grande époque de Kenny Clarke. Plus tard, quand De Gaulle a mis les Amé­ricains à la porte, les clubs ont périclité. Car le public américain, c'était le plus nombreux et le meilleur : il n'applau­dissait pas à tout propos, seulement

quand c'était vraiment bon. » C'est en 1962 qu'il entre dans l'orches­tre de Nougaro, rejoignant Eddy Louiss, Trussardi et René Nan : « Avec Claude, je savais d'emblée pou­voir créer quelque chose qui est vrai­ment parallèle au jazz. Et puis il y a toujours eu quelques morceaux instru­mentaux, à chaque récital. » Malheureusement, ce n'est pas le cas avec les autres chanteurs. Pourtant, homme du métier, Vander se tape tou­tes les galères, sans illusion : « En France, la variété, c'est apprendre ce qu'il ne faut pas faire ! » II est encore plus catégorique lorsqu'il évoque le free jazz, sa bête noire : « Le free, c'est du caca. Peut-être qu'il fallait faire toute cette merde pour réaliser qu'il y a autre chose... »

Le plus comique, c'est que c'est lui qui conseille à Nougaro, en 1975, d'enga­ger Omette Coleman pour l'enregistre­ment de « Gloria », en hommage à Don Byas. Une séance dont le souve­nir lui donne des boutons ! Qu'on en juge : « Nous avions essayé quelques saxophonistes français, mais ils étaient trop copie conforme. J'ai pensé qu'il valait mieux quelqu 'un qui soit carré­ment en dehors du coup. D'abord, Omette a dû demander quinze billets d'avion, trois lingots d'or et quatre mois de studio pour faire un quart-d'heure de pffftttt-pouettt-pffftttt. Finalement, ça s'est soldé par trois cents balles et le sandwich. Il n'était même pas foutu de trouver le la. On a fait trois prises. Quand on les a écou­tées, on était mort de rire. Quand même, par moment, ça marche avec le chant, à cause des impulsions. Mais pour moi, cette chanson, ce n'est qu'un gag merveilleux ! » Pendant tout ce (trop) bref entretien dans les loges du Grand Echiquier, Vander n 'a pas prononcé une fois le nom d'Oscar Peterson. Je ne vois pourtant guère que le géant canadien à qui l'on puisse le comparer, pour la richesse du style et l'ampleur de la phrase, quel que soit le tempo. II reste de toute façon, et ce nouveau disque le confirme, le plus complet, avec Solal, des pianistes français.

(G. Arnaud)