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""Je suis un négro-grec""

par Antoine de GAUDEMAR et Alain FROISSART

publié le 25 avril 2006 à 20h57

Claude Nougaro

Voici un entretien historique. Parce que c'est l'un des premiers articles consacrés à la musique dans «Libération». Et que Claude Nougaro y dessine la world music vingt ans avant que le genre et même le mot apparaissent. Le Toulousain vient de sortir «Locomotive d'or», vinyle

à la croisée du jazz, de la chanson et de l'Afrique. En prime, un vrai propos républicain. Extraits.

Paru le 16 novembre 1973.

Claude Nougaro, qui êtes-vous ? Comment êtes-vous venu à la chanson ?

Je suis d'origine toulousaine. Je suis par conséquent, pour suivre le racisme à la mode, occitan. Mon père était chanteur d'opéra, ce qui m'a marqué très tôt. J'étais en contact avec un monde fantastique, avec des hommes qui m'apparaissaient comme des monstres ou des géants : Wagner, Puccini, Verdi. Puis je me suis intéressé très tôt à la littérature et singulièrement à la poésie. Mes émerveillements ont commencé avec Hugo. Puis ce furent des rencontres passionnées avec d'autres poètes, Rimbaud, Mallarmé, les surréalistes, et enfin une rencontre vivante avec un homme qui m'a marqué à jamais : Audiberti. A part ça, toute expression artistique m'intéressait : le western, le cinéma... Tout ce que les hommes peuvent fabriquer de rêves, projeter d'images sur leur scénario historique.

Vous êtes venu à la chanson. Beaucoup la considèrent comme un art mineur. Qu'en pensez-vous ?

La chanson, c'est un terme qui porte à confusion. D'un côté, ce qu'on entend à la radio : des tonnes de lieux communs... Pour cela, je ne dirais même pas que c'est un art mineur, ce n'est plus un art du tout. Maintenant, je pense qu'il y a des artistes, des hommes qui ont besoin de faire quelque chose dans le domaine de l'expression et qui, lorsqu'ils s'emparent de la chanson, en font peut-être un art mineur, mais un art mineur à fond ! Je songe à des gens comme Gilles Vigneault, qui m'apparaît comme un écrivain extraordinaire, un grand poète, et qui a choisi la chanson pour s'exprimer parce que la poésie, désormais asséchée dans les livres, n'avait plus aucun contact avec le peuple d'où elle émanait. Il y avait une scission perverse et dramatique entre la poésie d'un peuple et ce peuple lui-même. Avec la chanson, il est possible d'incarner quelque chose de concret, le chanteur par exemple, et par cette alliance entre le langage et la musique, elle peut offrir un énorme intérêt pour refléter une part de la sensibilité contemporaine. Je pense qu'il y a des chansons qui sont des chefs-d'oeuvre au même titre que les symphonies.

Gilles Vigneault n'est pas le seul...

Avant de chanter moi-même, j'ai été très impressionné par certains interprètes pour lesquels j'aurais aimé écrire. Quand j'étais adolescent, Edith Piaf était pour moi une très grande chanteuse de blues... Du blues occidental, mais de la même veine que les grandes chanteuses américaines.

Je me sens profondément inscrit, d'une façon presque organique, dans la réalité du rythme. Le rythme, et ceci est très mystérieux, se situe aux origines de la vie. Il est inscrit dans notre chair et dans la structure même de notre pensée. Tout est rythme et harmonie. C'est une harmonie qui a été oubliée, enfouie dans je ne sais quel tréfonds de la mémoire universelle. Pour moi, le rythme se raccorderait à l'ordre éternel, pour employer un terme un peu mystique.

Parlons de la musique populaire. J'ai le sentiment qu'elle a été assassinée il y a peu de temps. Je prendrai l'exemple de l'accordéon. On en a fait un instrument bâtard. Une reprise de l'initiative de la musique populaire par le peuple vous paraît-elle possible ?

En ce qui concerne la musique populaire, je m'en suis très vite éloigné. Enfant, je détestais l'accordéon. J'ai très peu de contact avec cette musique, d'abord parce que c'est une musique citadine. De plus, je n'ai pas l'érudition nécessaire pour parler de façon précise du folklore breton ou du chant occitan, qui surgissent à nouveau. On assiste en France, aujourd'hui, à un besoin de retrouver les racines généalogiques d'un passé, d'un substrat musical. Mais ce que j'ai entendu jusqu'à présent ne m'a pas alerté, du moins en France. C'est un pays d'individus qui font une musique singulière, parfois suffisamment expressive pour intéresser un large public et le peuple lui-même. Mais il n'y a pas de grande tradition musicale véritablement chevillée, corps et biens, à l'âme d'un peuple. Ce qui, au contraire, est très frappant dans la chanson espagnole, brésilienne, ou même dans certains choeurs allemands : là, c'est comme si la musique était une âme collective qui s'exprimait. En France, c'est beaucoup plus fragmenté, au travers d'individualités, de créateurs qui se servent de la musique pour interpréter leur propre rapport avec le monde.

La pop. Quand on n'en parle pas comme d'une écriture, on en parle comme d'un phénomène. On nous la présente comme une coupure avec les autres genres. Comment réagissez-vous quand on vous dit qu'elle représente quelque chose de neuf ?

La pop, au fond, c'est la musique populaire contemporaine. En ce sens, je me considère comme un chanteur pop. Mais c'est une étiquette. C'est comme la musique classique : il y a des compositeurs classiques que je ne sens pas et d'autres qui me bouleversent. La pop, c'est pareil. Si la pop peut s'incarner dans Jimi Hendrix, alors il se passe quelque chose d'extraordinaire. Et de même que Rimbaud a débarqué dans la poésie, Hendrix a débarqué dans la musique. Mais d'abord en faisant sa musique à lui. Ce que j'aime dans la musique, c'est qu'elle me donne à voir l'homme. Si c'est pour me faire voir une étiquette, c'est abstrait. Si je vous écoute et si, ce qui est capital, je ressens une émotion, ce n'est même plus de la pop, c'est de la musique...

Revenons à la musique d'essence populaire. Vous avez parlé d'une chanson citadine. C'est un fait. Il existe par exemple une musique parisienne née de mouvements sociaux, de révoltes, comme celle de J.-B. Clément. Ce genre a été détruit. Je pense aussi aux chansons réalistes d'il y a quarante ans, aux bals sur les bords de la Marne, aux guinguettes... On chantait encore sur le zinc.

Oui, les gens chantaient dans les cafés. Mais quoi ?

Le Temps des cerises, Bruant, Piaf...

Oui, c'est vrai... Mais la chanson est devenue une telle marchandise... Elle s'adresse à une clientèle toute cuite : ce sont des petites filles qui se pâment ou qui s'excitent devant le visage d'un chanteur qu'on dit de charme, qu'il s'appelle Claude François ou autrement. Alors Claude François est un chanteur populaire, puisqu'on ne peut pas négliger l'impact qu'il a sur toute une partie de la population et de la jeunesse. D'un simple point de vue esthétique, cette chanson-là est dégradée et dégradante. Du point de vue des textes, ce sont les ficelles sentimentalistes qui font valser le coeur des fillettes. Je ne peux pas dire à quelqu'un : «N'aime pas ce que tu aimes.»

Mais il y a également, et je suis aux premières loges pour m'en apercevoir, un mouvement extraordinaire vers des tentatives plus rigoureuses et plus exigeantes dans la chanson. Depuis deux ans surtout, j'atteins un public avec lequel j'ai un contact enthousiasmant. Depuis dix jours que je suis ici, les salles sont pleines... Alors qu'on dit que je suis en marge, un véritable chanteur maudit...

Je ne suis pas un chanteur populaire. Brassens, lui, pourrait incarner une patrie à travers une tradition. Il plonge ses racines dans la littérature du XVIe siècle. Ses cadences appartiennent profondément à nos sabots, diguedonda et diguedondaine. Brassens est un chanteur spécifiquement français. Mais moi, je suis un négro-grec, je me sens beaucoup plus... bâtard. Je recherche à travers tout ce que j'aime, je suis un carrefour d'influences, musique italienne, jazz, tam-tam africain... Il y a chez moi une recherche esthétique qui interdit le coeur, qui demande une participation, mais qui interdit d'être chantée, comme dit le dicton, «par le maçon». Et je souffre, d'une certaine façon, de ne pas avoir de cordon profond avec le peuple lui-même. J'ai d'ailleurs écrit une chanson pour le maçon. Et si on veut apprendre mes textes dans les écoles, j'en serais profondément touché, parce que je me sens profondément français.

Vous parliez tout à l'heure du phénomène occitan comme d'un «racisme à la mode». Pensez-vous que dans l'esprit de chanteurs comme Marti ou Patrie il s'agisse de racisme à la mode, ou plutôt d'un retour à une tradition, à une culture populaire ? Je vous pose d'autant plus la question que vous êtes vous-même occitan...

Je ne suis pas un chanteur d'expression occitane. Mes grands-parents estimaient que cette langue d'oc était devenue un patois, c'est-à-dire la langue des pauvres, des déshérités de la culture, culture gouvernée par l'académie parisienne. Ils se faisaient donc un devoir de ne pas articuler un seul mot de patois, par une sorte de sentiment d'infériorité. Maintenant, je le regrette. Mais je me considère cependant comme chanteur d'expression française. La langue française est pour moi un instrument prodigieux, et je ne peux m'en séparer. Je comprends les thèmes et sentiments qui dirigent certaines minorités régionales vers un patois qu'ils veulent ressusciter.

J'y adhère. Ce pays, l'Occitanie, était au XIIe siècle une civilisation absolument superbe. Il y avait les troubadours, profondément liés aux hommes de sciences. Il y avait aussi les Arabes et les Juifs qui coexistaient en toute harmonie. Il y avait cette extraordinaire vision spirituelle du catharisme. Tout cela a fait de ce terroir un lieu où, pendant près de deux siècles, l'on pouvait faire un progrès vers ses origines, son passé ou son propre avenir... Mais quand les Occitans disent «les Français» en parlant des autres, j'y vois là l'amplificateur d'un racisme latent qui m'embarrasse un peu. Ce n'est pas tout de chanter occitan, encore faut-il avoir du talent... Tout le monde n'est pas Patrie ou Marti.

Leur message est précis. Mais vous, Claude Nougaro, pourquoi chantez-vous ?

C'est difficile. Je suis fait pour ça. D'abord pour travailler avec du papier et de l'encre. Comme ce travail est terriblement triste, qu'il demeure sec et sans fleurs, j'ai besoin de transformer cette écriture en chant. Parce que j'aime bien la matière. La matière des mots pour toucher à la matière des rêves, de l'imaginaire. Pour toucher à la prescience d'un espace neuf ; je chante pour faire pousser en moi je ne sais quelle végétation qui me libère. Pour me fondre dans autre chose. Je ne peux employer que des mots très vagues. Ce que je veux faire passer, c'est l'inconnu. Je cherche à créer des fantômes plus vivants que la vie. Je n'y arrive pas souvent. De toute façon, le chant, le chant-songe, c'est un art collectif. Quand je chante, je suis entouré de musiciens, avec lesquels il y a une trame singulière. Et nous sommes là une dizaine, au milieu des jeux de sons et de lumières, pour pêcher je ne sais quel poisson inouï. Alors, si vous ne voyez pas le poisson sortir de l'eau, eh bien, c'est que c'est loupé. Mais parfois, il y en a qui le voient...

Et qui, cependant, sont peut-être aussi gênés hors d'une salle, par inégalité entre le créateur et la récupération de cette création.

Un artiste, c'est un autre. Je suis un type qui se court après et cherche à saisir en moi une réalité sur laquelle je ne débarque jamais, mais que je pressens. Et cette course que j'ai en moi, eh bien, je te la propose mon frère. Est-ce la tienne aussi ? Si c'est la tienne, nous allons courir ensemble.

Ce qui est dramatique, c'est que toutes les valeurs qui fondaient ma croyance sont vidées de leur réalité : la poésie, l'art, Dieu... Ces mots sont devenus des mots de culpabilité, des mots retors, des mots pièges. Les grandes aventures de la poésie, Artaud, Cocteau, Audiberti, ça a été toujours pour moi comme un travail très douloureux, pour rêver à je ne sais quoi qui nous débarrasse de cette vieille carcasse d'homme que nous traînons sur le dos, avec ses petites mesquineries, ses appétits. Mais peut-être l'homme est-il insauvable...

Ce sont peut-être des mots qui ont été vidés de leur sens. Pourtant, en mai 1968, vous l'avez vous-même chanté, il y a eu une explosion de poésie dans la rue... un espoir...

En 1968, j'ai cru qu'il se passait quelque chose. Que l'intelligence était là. Même si cela a été récupéré après. Et pourtant l'intelligence se trompe... Mais je ne voulais pas séparer l'intelligence de l'amour. L'amour, comme la sensation de tout ce qui est mystérieux. Tous les hommes que j'ai aimés étaient un peu des étrangers à la condition humaine. Des hommes sans parti. Qui ne pouvaient en avoir. Parce que remplacer la droite par la gauche ou inversement, un fanatisme par un autre, et commencer à tuer les parents pour que les enfants viennent ensuite leur casser la gueule, non... Je voudrais, et c'est ce que je brame, je voudrais ressusciter cette intelligence, cette étude, comme si l'homme était à lui-même une sorte d'étranger. Qu'il connaisse à la loupe son infortune séculaire et qu'il essaie de se débarrasser de tout drapeau, de toute idéologie qui tourne toujours à la volonté de puissance. S'étudier comme un visiteur. On ne sait pas ce qui se passe. Comment se fait-il que la musique passe à travers certains hommes et non à travers d'autres ?

Hugo disait : «Les événements dépensent, les hommes paient.» L'homme, au fond, n'est que l'exécuteur testamentaire de je ne sais quelle histoire qui lui échappe par tous les bouts, dont il n'est que le travailleur aveugle et presque inconscient. Il n'est que le forçat de l'univers, en croyant qu'il en est le centre. Au fond, c'est toute la fatalité de l'homme qui préfère le mensonge, par peur d'une certaine réalité, qui préfère marcher bien clos dans un troupeau, pour ne pas se retrouver abasourdi devant sa nudité, sa solitude. Il faudrait essayer de se battre contre cette fatalité et revenir à une école maternelle de la pensée. Décider une bonne fois pour toutes que nous ne savons rien de ce que nous sommes. L'homme manque de foi. Quand il s'écarte de la part métaphysique qui est en lui, il se tue. L'homme est un être métaphysique.

L'homme ?

Oui, au même titre que le calcaire.

Il y a l'homme et il y a les hommes...

Les hommes, on les connaît. Ils font des Napoléon, des grognards, ils font l'histoire. Ils baisent, ils s'aiment, et le manège tourne. Comme je le dis dans mes chansons, comme il y a la saison de la neige, il y a la saison du sang.

Oui, mais les hommes appartiennent à des classes sociales. Quand vous dites l'homme, vous pensez autant à Messmer qu'à l'OS de Renault alors ?

Oui, certainement. Mais ce qui me stupéfie, c'est de voir chaque rang, chaque tribu toujours alimentés par les mêmes caractères : les antisémites, les fascistes, les réactionnaires. Comme s'il y avait tout un tas d'hommes différents, des races mentales. Chaque tribu est réapprovisionnée par le jeu des espèces et des géniteurs pour toujours voir les mêmes conflits. C'est pour cela que des hommes comme Artaud, Audiberti ont voulu sortir de ce sinistre manège.

Vous souvenez-vous des soeurs Huet ? Vous avez occupé le clocher de Belleville pour les soutenir dans leur grève de la faim. Elles étaient artisanes couturières, expulsées de leur local. Que pouvaient-elles donc représenter pour vous ?

C'est un attentat parmi tant d'autres contre la vie. Une injustice de plus. Mais là où je me méfie vraiment, c'est de dire : «Moi j'ai raison, les autres ont tort.» Dans les deux cas, il y a des gens intéressants... et des salauds.

 


L’ANGE HEURTE-MOTS

  L’arène sang, le hérault Nougaro, le nègre cœur de l’Afri­que. Une rumeur tam-tam mar­tèle bada i La partouze-boum a venir des grands carnassiers de l’Amour, La percussion de la Vie s’est enfin propulsée à puiser ! Claude Nougaro. Il y a la chan­son traditionnelle et puis la chanson gui est devenue réel­lement un véhicule d’expres­sion, une sorte de synthèse où viennent se marier le langage, la musique... et également la chair, le corps !

Vie-Vérité de l’autre côté de notre vie-nôtre, de deux mille ans et plus de civilisation-rime-a-rien... Claude Nougaro s’est parachuté lâ-dedans... fracas ! effraction!... Le miroir s’est étoile... à pas chargés d’hypnagogie erotique, le militant des entrailles progresse vers le centre infernal intra-utérin. Quartier Général des forces vi-

ves actuelles. Par kyrielle, les crépitements kaléidoscopiques s’irradient, se répercutent, se culbutent échos sonores du battement. Le conservatoire du rythme premier.

C.N. Je veux qu’il y ait identité, osmose, procréation, entre le verbe et le rythme. Pour moi, la musique commence avec le si­lence. C’est sur ce silence que nous allons pouvoir chanter. Il y a une déflagration, actuel­lement dans le monde, dont la musique est un des multiples re­flets, comme le cinéma, comme la peinture, comme la poli­tique... Il y a une sorte de mon­tée vers la guerre. Par exemple, dans les orchestres pop, ils fou­tent vraiment un potin de tous les diables’ finalement on n’en­tend plus rien parce qu’ils tuent le silence. Ils assassinent le silence, et le silence est précisé­ment le lieu naturel du chant. La meilleure sono du monde, c’est l’oreille humaine, c’est le tympan.

Mixage-réminiscence... Orphée de Jean Cocteau. Lange Heurte-Bises venu visiter Orphée, le prend par la main et l’entraîne, au travers des cou­loirs venteux de l’irréel... Claude Nougaro, l’angé Heurte-Mots.

Sur le silence originel, assour­dissant des tam-tam battus... mains calleuses, paume blanche-dos noir... mélodie en appogiature ! bribes scat ! des dentelles de phrases !... A partir du point zéro, la Vie va effectuer sa révolution vertigineuse. Et affleure la Voix...

Gogo Nougaro goguenard, le messager des puissances vita­les. La chair juteuse frissonne, palpite. Les narines des femmes s’entrouvrent. A minuit je mange de l’homme... je mange de la femme...

Nougaro, Mercure-aux-mots. C.N. Je ne joue pas avec les mots, ce sont les mots qui jouent avec moi. Je suis le jouet des mots. Je suis un médium, ils me hantent. Ils exécutent leurs ordres à travers leur servi­teur que je suis. La langue fran­çaise, c’est une langue abso­lument alchimique... mystérieu­sement... parce qu’elle est le creuset de la langue grecque, de la langue latine... également l’alexandrin vient de Byzance. Pour moi, Victor Hugo a été le premier joueur de tam-tam, vrai­ment... vocabulaire français. Il le savait si bien qu’il disait: « défense de déposer de la musi­que le long de mes vers ». Moi, je dépose des vers le long de la musique.

La Vie est va-et-vient. Un long reflux a rendu l’homme im­potent... siècles tourne-en-rond !... On a acquis quoi, à structuralogiciser le réel? à la cisailler?... De l’auto-castration ! Le bouleversement est en train. Loco ! locomo ! en voiture pour l’épicentre du volcan ! touring-club flux-oxygène !... Locomo­tive d’Or !

C.N. Au départ en 62, j’avais marre de la chanson un peu conventionnelle. J’ai écrit des textes en toute liberté parce que moi, je suis profondément d’ascendance littéraire. Mes héros, ce sont les poètes. Et puis, je suis venu à la chanson parce que je pensais que la poé­sie n’avait plus de contact avec les autres, avec autrui. La poé­sie s’était elle-même barricadée dans une sorte d’ésotérisme. Il fallait que ça saute, les verrous ! C’est Artaud qui l’a dit... la chair encore! un poète c’est un geste,  c’est pas seulement un mot! La poésie n’existe pas, c’est la vie!...

C’est une explosion de la vie, une éclosion de la vie ! Nougaro en scène... mouve­ments des bras, des jambes... corps à contribution... Dansez sur moi ! Le chanteur happe les incandescences fugaces... efface notre abrutissement héré­ditaire... Comme une chauve-souris lubrico-électrique qui nous flanquerait la frousse... Je suis l’amour-sorcier! han !.. Petit Taureau étincèle du Grand Tout ! Nougaro tente sa chance contre le Homme, jaloux garde-chiourme des dynamismes authentiques...

C.N. J’essaie de me libérer de l’homme. Moi, je suis cathare, a-humaniste. Je ne veux plus voir d’hommes autour de moi, je veux voir des anges mainte­nant... des enfants maintenant... plus des hommes avec leurs vieilles querelles et leur vieille constipation. Je veux voir des anges.

L’âme incorporée au jazz instru­mental, Claude Nougaro nous crible l’ouïe de mots musicaux inouis. Très o-no-ma-to-pé-i-que po-é-ti-que !... Nougaro n’est pas le vrai he-ba-be-re-bop chanteur de jazz... plutôt le smart jazzman de la chanson française.

Cliquetis sur contre-chant, phra­sés-pur Nougaro et accords-piano... en avant Vander ! à l’en­vers ! java vache !... Cisèlement non-isocèle de ce si lancinant silence.

C.N. Je veux retrouver le non-dit. Et sur cette neige, je vais pouvoir marcher avec mes musi­ciens. Ça fait 13 ans qu’on est liés par une sorte de pacte qui n’est plus secret du tout... Eddy Louiss qui est un génie de la musique, Maurice Vander qui est un fabuleux artiste du piano, Luigi   Trussardi   à   la    contre- basse, et Bellonzi, ce niçois, ce rital, à la batterie... Et main­tenant l’Afrique! On va peut-être commencer à apprendre ce qu’est l’Afrique! L’Afrique c’est Gabriel Fodé !

Contrastes? homothétie ! blan­cheur et noirceur ! Armstrong ! Shaker ! boxe-boxe ! horions ! i’émulsion rédemptrice !... De l’infatigable bongo-bongo !... Nougaro aborde à l’ineffable... Nettoyage par le vide de l’indi­cible !...  Ogresse   note  enrouée

angoisse... cogne ! rogne l’orgue !

Rupture aiguë ! tendre et câ­line... Caresses-eu ! maîtresse eu ! snif ! snif !

Mais les négresses en négatif nues sur la neige noire rappellent Nougaro à la réalité torrentielle du réel. Il est loin, Claude Nougaro, encore très loin, le visionnaire... Un explorateur en plein péril. C.N. Je voudrais la fonte... la re­fonte des neiges! Comme dans La Neige, « cœur de braise », le rouge aussi intervient beau­coup, c’est-à-dire la couleur du sang... dans Petit Taureau. Sur ma palette, il y a le blanc et le noir qui sont très prépon­dérants, certainement... il y a également le rouge et l’or. Il y a le bleu, le bleu de la Grèce, le bleu noir, le bleu ultra-violet. Les mots c’est de la peinture. La musique c’est de la peinture. La peinture c’est de la musique. Tout est dans tout. Il faut vrai­ment qu’un jour on prenne conscience de ça. Moi j’écoute la musique avec mes yeux. Je lis des mots écrits à l’encre comme si je voyais un film.

Moi je demande : autre que Nou­garo l’ange Heurte-Mots, qui d’autre?

  • CLAUDE  DUBOIS

Chanson
Claude Nougaro et Diam’s sur le swing des Boxing Beats.

 

Rencontre. Joyeux anniversaire M. Claude. Un album dans les bacs cette semaine. Et un projet commun avec une jeune rappeuse.

Les deux artistes participent à un même projet : l’album Boxing Beats. La jeune rappeuse parisienne, passionnée, comme lui, de rimes et de rythmes, interviewe le chanteur toulousain pour l’Huma. Embarquement immédiat...

Nougaro, " l’enfant phare " de soixante et onze printemps, répond aux questions de Diam’s. Cette rappeuse parisienne d’origine chypriote, découverte en 1998 avec son disque Premier Mandat (Reel Up/EMI), vient de fêter son vingtième anniversaire. Dans Hip-Hopée (Blackdoor Record/EMI), album où des rappeurs reprennent des chansons françaises, elle instille son émotion farouche à Saïd el-Mohammed, de Francis Cabrel (lequel a récemment envoyé une lettre à Diam’s pour lui dire combien il a apprécié sa version).

Le hasard a mis Claude Nougaro et Diam’s sur le ring d’un même projet, Boxing Beats, à l’initiative du champion de France 1999, Saïd Bennajem. Le collectif Boxing Beats, qui réunit des rappeurs, des musiciens et des sportifs, vise à créer des centres de boxe en direction de la jeunesse. Il produit en outre un album (de même nom, Boxing Beats), dont le titre emblématique, Quatre boules de cuir, a fait l’objet d’une recréation par Claude Nougaro lui-même, Imhotep (l’architecte sonore d’IAM), les rappeurs Freeman (IAM) et Daddy Lord C. Le chanteur a sorti cette semaine son dernier album, Embarquement immédiat (voir notre édition du 5 septembre).

Nougaro et Diam’s ont en commun le fait d’avoir chacun raté leur baccalauréat et d’aimer passionnément la musique intime des mots. Le premier ayant déjà parlé du rap dans nos colonnes (l’Humanité du 21 juin 1997), la seconde l’a questionné sur d’autres sujets et, notamment, sur l’album que le chanteur toulousain sort aujourd’hui, Embarquement immédiat.

DIAM’S : Moi, la petite de vingt ans, j’ai reconnu, dans les textes d’Embarquement immédiat, des paroles, des rêves, des révoltes qui me parlent. Dès le premier morceau, Jet-set, vous avez l’humour caustique.

CLAUDE NOUGARO : C’est, dans le disque, la dernière chanson que j’ai écrite. Le réalisateur de l’album, Yvan Cassar, avait envie une composition dans l’esprit de Dave Brubeck ou Lalo Schifrin : un cinq temps. Car il savait que j’ai eu de belles histoires avec des thèmes à cinq temps, comme le Blue Rondo à la Turk, de Brubeck - un rythme turc au départ. Quand j’ai entendu la musique de Cassar, Jet-set m’est arrivé sous la plume, alors que je n’avais pas l’intention de me pencher sur cet univers. Le scénario a bien filé, j’ai trouvé une architecture verbale sur ce tempo assez biscornu.

D. : Vous dénoncez quand même la jet-set...

CN : Ce n’est pas un pamphlet. Je pense qu’on ne remet pas en cause la réalité. La réalité est bel et bien là. Certains ne pensent qu’à s’y glisser au gré de leur fortune, de la réussite, des piscines. C’est vrai que je n’ai pas un regard bienveillant sur cette société, que je peins à ma façon. " Il n’est jamais trop star pour bien faire / On presse / Et puis on jette / Jet-set. " Cela m’est venu avec le son de Cassar, comme si j’étais le metteur en scène d’une musique de film. Je fais mon " cinémot ". J’écris mon scénario, parce que j’écoute la musique en la " voyant ".

D. : Vous écrivez, en général, sur une musique préexistante ?

CN : Non, pas forcément. Déjà, lorsque j’écris, il doit y avoir des sons sur le papier. La langue française est une langue de musique. Rimbaud, dans un poème célèbre, a associé des couleurs aux voyelles. J’essaie de trouver des percussions dans les consonnes.

D. C’est ça qui nous frappe, nous qui sommes dans le hip hop. Vous faites swinguer les mots, comme les rappeurs essaient de les faire rebondir. Passons à la chanson Anna. Vous dites à un moment À chacun de mes poèmes (...). Moi aussi, je considère mes textes comme de la poésie, alors que la chanson n’est pas vraiment reconnue en tant que telle. Pourtant, il y a une recherche d’écriture.

CN : Et une recherche de la vérité. On dit souvent que je joue avec les mots, que je suis un jongleur, alors que ce sont eux qui jouent avec moi. Je suis un serviteur de ma langue. Ce n’est pas moi qui ai inventé cette architecture de sens et de sons - l’un ne va pas sans l’autre. Certaines émotions viennent aussi de la chair des mots, de leur vibration, des associations entre les sons, comme si la langue était un corps vivant. En fait, les mots peuvent se passer de nous. Ils nous inspirent quand ils le veulent bien. Je pense très humblement que je suis un médium.

D : C’est-à-dire ?

CN : Dans le sens où, étant l’amant des mots, je deviens leur aimant.

D. : Je ressens un peu la même chose. C’est comme le mystère du silence, qui n’existe plus dès qu’on prononce son nom...

CN : On peut dire des choses superbes, mais on n’est jamais sûr de rien. Si on arrive à évoquer le silence, c’est quand même avec des mots. La musique commence d’ailleurs par le silence.

D. : Que ressentez-vous, lorsque vous relisez, des années plus tard, un texte ? Pour ma part, je consigne mes poèmes dans un cahier et je me demande si, dans dix ans, je ne serai pas choquée.

CN : Cela choque toujours et cela déçoit souvent. Être écrivain, cela veut dire être malheureux. Il ne faut pas exagérer. Des fois, je suis content, quand j’ai la sensation d’être arrivé au bout de ce que je voulais exprimer. Mais la vérité est tellement vertigineuse qu’on vole autour sans jamais l’atteindre.

D. : Écrire, c’est une solitude...

CN : Totale, oui. Mais si on choisit le métier de la chanson, c’est pour ne pas se taire, mais pour que les mots prennent leur envol vers un front, un cour.

D. : Au moment d’écrire, j’ai peur, quelquefois. Et vous ?

CN : La sudation de la peur, c’est naître. Quand on considère qu’écrire est un engagement tellement intime et qu’on va le projeter à la face des autres, on redoute parfois les représailles. Mais c’est également une passerelle qui te lance vers l’autre, un acte d’amour et de désarmement. Tu peux espérer que, dans l’autre, se niche un toi-même qui t’attendait pour être lui-même.

D. : Quand vous vous êtes mis à l’écriture, aviez-vous envie que vos chansons soient reconnues ?

CN : Quand on commence à creuser son trou dans le silence, on espère toujours que sa voix sera entendue. J’ai envoyé mes premiers poèmes à Jean Cocteau. J’avais seize ans, je ne doutais de rien !

D. : Une fois sous les projecteurs, n’avez-vous pas voulu faire demi-tour ?

CN : Jamais. J’avais beau être aveuglé par la lumière, je savais que j’étais dans l’arène, cloué irréversiblement. En ce moment, je me demande : " Qu’est-ce que je fous encore dans la chanson ? " Car je vais avoir soixante et onze ans. En même temps, j’aime faire des rencontres et m’exprimer. Quand j’ai commencé, je ne pensais pas être ce qu’on appelle un écrivain. Je connaissais la dimension d’un Victor Hugo et savais que je n’avais pas l’encre nécessaire pour écrire la Légende des siècles. Par contre, j’aimais les mots et le jazz. Je me suis dit que la chanson me permettrait de mettre un peu de ma poésie sur des rythmes et que j’intégrerais cela à mon corps.

D. : De quand datent vos premiers poèmes ?

CN : Les premiers dont je me souvienne, je les ai écrits vers l’âge de quinze ans, dans ma chambre, au collège où j’étais pensionnaire. C’était en 1945. J’avais un phono et des disques. J’ai écrit sur Pavane pour un infante, de Ravel. Et sur un thème du saxophoniste ténor américain, Don Byas : Gloria, que j’ai repris vingt-cinq ans plus tard, accompagné par Ornette Coleman.

D. Comment étiez-vous à vingt ans ?

CN : J’étais un midi noir, un petit soleil obscur. C’est loin, mais mes vingt ans sont encore tatoués en moi.

D. : Et déjà cette ambition ?

CN : Pas vraiment de l’ambition, mais, profondément ancré en moi, un amour de la poésie, de la vie, de la peinture, de l’art en général. Je savais que, même si j’allais être un raté, j’étais artiste.

D. : Vous travailliez déjà à vingt ans ?

CN : J’avais loupé mon bac. Il y avait une seule issue, en attendant que cet échec passe : devancer l’appel. J’ai effectué mon service militaire pendant dix-huit mois comme troufion au Maroc, où j’ai terminé dans le désert. Puis je suis revenu à Vichy, où mon père chantait pendant la saison. En France, j’ai débuté en faisant un peu de journalisme. Ensuite, je me suis fait engagé par la Dépêche de Constantine, en Algérie, où j’ai passé un an. Mes articles allaient des faits divers (défilé du 14 Juillet à Constantine, etc.) à la critique musicale d’un pianiste espagnol venu se produire dans la ville. Une fois rentré à Paris, comme j’étais fou de littérature, j’ai tenté de faire des papiers sur les géants de l’époque. Je n’ai pas pu rencontrer Cocteau, mais ma première interview a eu lieu avec Jacques Audiberti, en 1952, aux Deux Magots.

D. : Qu’avez-vous ressenti ?

CN : Ce que les grandes rencontres apportent : une émotion intense. Mon premier grand choc avec ce genre de personnage.

D. : Comme moi, aujourd’hui...

CN : Audiberti m’a dit : " Écoutez, mon jeune ami, soyez simple. pratiquez l’art maigre. " C’était l’écrivain, le sorcier du verbe qui, chez lui, m’interpellait. J’avais une sorte de candeur enfantine devant les Tarzan de la parole.

D. : Que vouliez vous dire, dans votre chanson J’aime les mains d’une femme dans la farine, écrite au milieu des années soixante ?

CN : Évidemment, j’aime les femmes comme un macho latin. C’est pour ça que je me fais dévorer par les Chiennes de garde comme un pauvre loup-garou.

D. : Il n’y avait pas de mépris de votre part...

CN : Pas du tout. Je ne sais pas si tant de gars de la chanson ont célébré la femme comme je le fais. À l’époque, j’avais été stupéfait par l’accueil que le MLF avait réservé à mon art mineur. J’avais mis en parole un thème de Ray Brown. Comme je l’ai dit, j’écoute avec les yeux. Sa musique m’a fait penser à une Africaine en train de pétrir la pâte pour préparer le bon manger. Ma chanson était une manière légère de chanter l’amour pour une femme. Mais on y retrouvait aussi la mythologie de la mère.

D. : Quand j’ai écouté la Vie en noir, une chanson de votre nouvel album, j’y ai trouvé beaucoup de souffrance.

CN : C’est ça, le blues, non ? La trame profonde de la vie, on l’écrit toujours sur du noir. Quand Picasso peint Guernica, il décrit l’horreur du monde, mais il la transfigure par la beauté de la forme et de l’art. C’est une sorte de sanctification. La forme est tellement belle que cela vaut le coup d’être triste. La vie prend un sens. Pour moi, c’est le rôle de ce que l’on appelle un artiste.

D. : Toujours dans la Vie en noir, vous dites : " Chacun cherche sa cause. " Recherchez-vous encore la vôtre ?

CN : J’ai trouvé la mienne : mon métier. J’ai toujours défendu ma cause avec les armes dont je disposais. J’ai choisi le chant, la musique et le public, auquel je livre le livre de ma vie. Ce que je raconte est parfois transposé, mais la chanson reste le journal de bord de ma vie. Les femmes que j’ai aimées, les personnes que j’ai rencontrées, ma solitude à deux avec moi-même, ma réflexion sur le monde. Dans mes lettres, je mets tout mon être. Avec le pire et le meilleur.

Propos recueillis par Fara C.